« Voici venir l'hiver, tueur de pauvres gens. Tueur de plantes, aussi. Il tue tout sur son passage, pour les faire renaître en plus fort. C’est pareil pour nous, quand on y pense.  On meurt pour se diriger dans un endroit où l’on sera à notre meilleur. Nos aïeux prennent soin de ceux qui avaient accomplis leur mission et s’en vont servir ailleurs. En fait, pourquoi avons-nous tant peur de mourir ? Ils s’occupent de nous, là-haut. C’est comme une deuxième vie, qui peut parfois être meilleure. Même qu’on y retrouve pleins de gens, en haut. De quoi se plaignent-ils lorsqu’ils viennent me voir ? Ferme-là, Fanta, ferme-là. »

Voilà plusieurs minutes que tu te parles toute seule, ma grande. Depuis que tu as quitté le Camp, il y a à peine dix minutes, tu dis tout haut ce que penses. Une chance que tu es toute seule, à cette heure tardive. La nuit était déjà tombée dans la sylve, on voyait au loin les lumières de la ville. Justement, c’est vers là que tu te dirigeais. Une dizaine de sorte de plantes, dont les orties qui te manquaient, poussaient à cet endroit en abondance. Plutôt que d’aller provoquer les autres clans, une visite en ville ne te ferait aucun mal. Les bipèdes ne te répugnaient pas, non, ils te fascinaient. Ils avaient leurs propres coutumes et leurs raisons d’agir. Bon, s’ils touchent à ta forêt, ça changerait sûrement, mais c’est une autre histoire.

Tu es à la lisière de la ville. Zébrure des Cieux t’as déjà emmené jusqu’ici, mais en hiver, c’est une tout autre chose. Il y a des lumières accrochées sur les toits des nids de bipèdes, dans les branches des sapins, bref un peu partout. Des grands bonhommes en neiges trônent devant certaines maisons, avec une carotte pour nez. Plus jeune, tu avais déjà mangé une carotte de jardin, et tu avais plutôt apprécié. Et si tu en ramenais une aux chatons ? Chose dite, chose faite.  Rapidement, tu escalades la statue de neige et retire la carotte qui s’avère plus lourde que prévue. Tu redescends avec grâce et traîne le légume dans ta bouche jusqu’à ce que tu arrives près d’un portail en fer.

Le vieux cimetière, que les chats domestiques l’appellent. Un cimetière, c’est une place où les deux-pattes entèrent leurs morts. Plutôt lugubre, comme endroit. Cependant, en cette période de réjouissance pour les bipèdes, des lumières sont accrochées sur les barres de métal et dans le vieux chêne qui trône sur la petite colline. Tu la grimpes en quelques bonds et dépose ton trésor sur un petit creux dans une basse branche et te met à la recherche des fameuses plantes. En quelques temps, tu trouves un peu d’ortie et de vigne presque gelée. Par chance, le givre ne les a pas tout à fait glacés et tu peux en récupérer quelques pousses.

Toi qui pensais que tu serais seule en cette douce et fraîche nuit, c’est gâché.  Une autre odeur ne tarde pas à se faire sentir, mais tu sais que le chat ne t’a pas repéré. Tu recouvres rapidement les plants de neiges et grimpe dans l’arbre, d’où tu sais que tu ne te feras pas repérer, même s’il t’entendait. Tu déposes soigneusement les herbes dans un creux du tronc et observe le matou s’approcher avec légèreté. À l’odeur, il était un Ombreux, mais au physique, il ressemblait plus à un chat du Clan du Tonnerre ou encore de la Rivière. Cela ne semblait pas trop le troubler, en fait. Il doit avoir des capacités que les autres n’ont pas, au final. Tu ne comprends pas pourquoi tu ne te souviens pas de lui. Il est guérisseur, visiblement. L’Ombre n’avait jamais présenté d’apprenti-guérisseur, à moins qu’il n’ait été choisi que très peu avant le décès de l’ancien guérisseur. Ayant été nommée guérisseuse il y a peu, tu avais manqué la rencontre de la dernière demi-lune et n’avait pas assisté à la dernière Assemblée.

Le chat semblait s’intéresser aux mêmes plants, et lorsqu’il vit tes traces légères dans la neige, il regarda tout autour de lui comme un perdu. Ton odeur était encore présente sur les plants, alors il la sentait. Mais où tu étais, ça restait un mystère.

« La saison n’est pas favorable pour les plants, n’est-ce pas ? »

Le matou se rendit compte très vite de ta présence, voire plus tôt que tu ne l’avais prévu. Tu sursautas à la vue de ses yeux, marqués d’une énorme cicatrice. Il avait certainement eu cette blessure tout près de son baptême de guerrier, raison de sa présence en ces lieux. Il avait la carrure parfaite pour se battre, tout comme toi. Cruel, comme sort. On te fait naître avec une musculature de chef et à cause d’une caractéristique physique, on te retire tout tes droits de combat. Il faut croire que le Clan des Étoiles n’est pas tout à fait casé. On devrait leur prescrire un psy, selon toi.

« Oui en effet, ce n'est pas à cette période qu'il faut tomber en panne d'herbe ! J'imagine que vous manquez d'ortie, en avez-vous pris suffisamment pour que je puisse en prélever à mon tour ? Et vous pouvez descendre, je ne mange pas mes congénères. »

Tu souris à cette remarque. Étonnement, le matou de l’Ombre était sociable. Quel scoop ! Même si, de nature, les guérisseurs devaient être gentils entre eux, mais on s’attendait toujours de l’ironie de la part des Ombreux. Mais non, cette fois, c’était bel et bien de l’humour, pur et sans remords. Il avait l’air d’un chat poli, mais qui était solitaire chez lui et bien prêt à te tailler en pièces si tu faisais quelque chose qu’il ne fallait pas. Orgueilleux, en fait.

Jetant ta carotte et ton ballot d’herbe au sol, tu te catapultas en bas de la branche et atterris dans une volée de neige. Heureusement, tu étais tombée assez loin pour ne pas lui en lancer dessus, chose qui ne l’aurait que vexé. Tu ne cherchais point la bagarre avec un camarade de l’Ombre, parce que chez toi … Qui voulait se battre se battait. Un jour, un autre apprenti t’avais traité de faible, et la colère que cela avait provoqué chez toi avait empêché quiconque, même  Zébrure des Cieux, de te battre. Nuage de Cèdre, aujourd’hui défunt, avait mangé la plus grande raclée de ta vie. Ta meilleure amie s’était contentée de te regarder en silence, ébahie. Depuis que tu avais été nommée apprentie-guérisseuse, tu devenais hystérique dès que l’on disait quelque chose de négatif à ton propos. Ta soif de combat était à son maximum et personne ne pouvait l’apaiser. Quand même ton chef le remarqua, il ordonna à un guerrier de t’emmener te défouler, et c’est là que tu appris à te battre. En quelques jours, tu maitrisais bons nombres de techniques, que tu n’utiliserais cependant jamais. Tu aurais fait une remarquable combattante, si tes yeux n’avaient pas décidés de changer de couleur.

Tu jugeais tant bien que mal le matou devant toi. Un mal étrange s’était emparé de tes entrailles, sans que tu ne comprennes pourquoi. Il rongeait tes os d’une façon plus bizarre que jamais. Lorsque tu avais vu ton père, un mal c’était aussi fait sentir, mais pas aussi … Présent que celui-là. Il y avait quelque chose dans les yeux verts du matou qui te disaient quelque chose, sans que tu puisses l’identifier.

« Trop de bonté dans un même corps, comme c’est charmant ! Merci de m’éviter une fin tragique au creux de votre estomac ! » Sans aucune ironie dans la voix comme à l’habitude, tu le fixais doucement et riait d’un rire léger. « Servez-vous très cher, j’ai d’orties pour toute une saison si je suis chanceuse. »Une curiosité sans nom s’empara alors de toi, aucune explication ne parvenait à trouver sa source. « Dîtes-moi, par pure curiosité, avez-vous des frères et sœurs ? Votre visage me dit vaguement quelque chose, et je n’arrive pas à mettre de nom sur celui-ci. »