Il y a trop de branches, de racines, de feuilles qui dépassent de la perfection blanche. Tu te fonds parmi les arbres, avec ce pelage. Parfois tu te demandes pourquoi tu ne vis pas dans ce territoire. Tu chasserais toujours mieux, tu serais plus discrète, même en hiver. Dans les roseaux et les quenouilles gelés, on ne voit que toi. Tandis qu’ici, tu es aussi discrète qu’on ne peut l’être. L’aisance est là, c’est peut-être l’avantage d’être un sang-mêlé. Avoir du sang des quatre clans, c’est pas n’importe quoi. Toi qui descends de deux croisés, tu as bien sûr échappé aux moqueries lorsque ta mère t’as fait passer pour la fille d’un guerrier de la Rivière.  Mais un jour, tu l’avais suivie, car la veille, elle sentait le Clan du Tonnerre à plein museau.  C’est là que tu vis ton vrai père, un mâle brun et robuste, qui léchait tendrement le crâne de Fleur Exotique. Trahie et perdue, tu t’étais approché en tremblant, et en criant surtout. Lorsque le matou te vit, ses yeux s’ouvrirent grand comme des coquillages. Ta mère soupira et t’invita à t’approcher. Immobile, elle t’avait donc elle-même amenée près de l’inconnu.

« Voici ton père, Chant du Rossignol. C’est un guerrier du Clan du Tonnerre. Tu as un frère, mais on ne sait pas ce qu’il est devenu. Lorsque ton papa le ramenait dans son Camp, une patrouille de l’Ombre l’a attaqué et lui a volé son précieux paquet. »

Choquée par cette révélation, tu avais longuement regardé celui que tu ne considérerais jamais comme ton père. Ensuite, tu ne te souviens plus, tout es flou. Tu t’es enfuie longtemps, tu as passé la nuit dans la forêt. Tu étais complètement outrée par ce manque de confiance par ta maternelle, tu te sentais trahie. Ce n’est pas tous les jours qu’on s’apprend sœur d’un inconnu. S'aurait été tellement simple, au moins de savoir qui c'était. Fleur Exotique racontait souvent qu'il était mieux où il était, que c'était son destin. Sottises ! Il aurait été heureux avec vous, peut-être même que tes yeux n'auraient pas changé de couleur ! Et qu'en ce moment, tu ne serais pas en train de te promener sur les territoires du Clan du Tonnerre.

Avec l'accord du Guérisseur du Clan adverse, tu étais partie à la recherche de plantes à l'aube. Le midi venait de tomber et tu étais toujours en train de gratter la terre pour récupérer des herbes. Tu t'étais très bien dirigée vers l'endroit que tu voulais, si bien que tu avais pu traîner un peu. Cependant, la neige était plus abondante et tu avais été forcée de creuser à plusieurs endroits pour trouver ne serait-ce que quelques pousses. La cueillette était décevante et tu devras utiliser celles que tu avais pu récolter à bon escient. Déçue mais ragaillardie par l’odeur de la forêt –celle qui était plutôt moindre dans ton territoire-, tu pris ton temps et décida de faire un détour, histoire de passer plus de temps dans cette magnifique étendue de neige. Parfois, tu regrettes vraiment ton Clan, juste parce que les chatons ne pouvaient pas sauter dans les feuilles d’automne. Tu aurais bien aimé jouer avec elles comme tu le faisais avec les coquillages plus jeune.  

Cette odeur. Mince mais reconnaissable entre toutes ; celle d’un chaton égaré. Bon, il n’était peut-être  pas égaré, peut-être plus en quête d’aventure, mais il restait hors de son camp. Malgré ton plaisir intense, lorsque tu étais petite, de t’évader, il n’en restait pas moins dangereux de s’enfuir ici. Pas question de rendre le chaton au Camp, car on pourrait te prendre comme une menace. À moins que …  

Lentement, tu t’approches de l’odeur, en faisant remuer les buissons et en levant ta queue touffue comme celle d’un renard pour effrayer le petit. Lorsqu’il fut assez recroquevillé au centre, tu sautas juste devant lui et rugit comme un lion. Il prit certainement peur, car il recula de plusieurs queues de renards devant ton air triomphal. T’avait-il pris pour un renard, te considérait-il comme un ennemi, ou était-il seulement effrayé par tes yeux mauves ? En tout cas, ça marchait bien, car il continuait d’avoir l’air bien perdu. Tenant compte de tous les récits que tu connaissais, tu continuas à effrayer le petit d’avantage.

« Qu’est-ce que tu fais ici ? Dommage que tu appartiennes à un clan, je t’aurais bien mangé tout cru. Étoile du Rokh n’appréciera certainement pas d’apprendre qu’un des chatons de son Clan s’est fait avalé tout rond par un chat du Clan du Sang … »

L..Le clan du sang? J..je ne te crois pas.. tu.. n'est pas méchante.. Car sinon tu m'aurais déjà mangée! Et puis.. tes yeux.. je le vois dedans.. tu ne me fera.. pas de mal.. hein? ..

Comme c’est adorable. Tu hausses un sourcil, peinée de sa réaction. Bien sûr, le voir déguerpir en courant n’aurait pas été très amusant, mais tout de même. Un tremblement de voix ? Il retenait bien de son Clan, celui-là. Dommage que ton père ne l’aille pas suivi, s’aurait rendu la partie plus … Cruelle ? Montrer à son père que sa fille est devenue sadique, c’est plutôt pas mal. Sans t’en rendre compte, tu t’es mise à avancer pour le faire reculer. Heureusement, tu avais toujours caché ce que tu ressentais, même dans tes yeux. Peut-être que c’est un simple coup de chance pour la boule de poils, mais il n’en restait encore qu’une faille dans ton plan de terreur.

Doucement, tu te mets à le dévisager, sortir et rentrer tes griffes innocemment, ouvrir ta gueule pour la refermer à un pouce de son museau et te lancer dans un rire d’hyène épouvantable. Alors qu’il semble chercher une issue autour de lui, il paraît hésiter à déguerpir. En quelques secondes, tu pouvais le rattraper sans mal, alors on oublie le Camp. Faire du bruit non plus, car c’est l’heure où toutes les patrouilles sont au camp.

« Ne tente pas de fuir, chaton. Il n’y a personne pour te secourir, à moins que tu cries plus fort que tous les monstres que je connaisse. »

Devant son air effrayé, tu es presque tentée de lui dire en riant « Mais non j’déconne, le Clan du Sang existe même pas pauv’ con. ». Mais non, c’est trop drôle la tronche qu’il fait. N’empêche qu’il fait pitié, le pauvre. Tu te dis qu’après cela, tu auras tout de même une place très étrange dans le cœur du chaton. En priant pour qu’il ne soit pas apprenti-guérisseur, autrement tu serais dans un sale pétrin. Le guérisseur de l’Ombre qui t’es encore inconnu serait sûrement ravi de te voir terroriser ainsi un jeune chaton, mais quant à celui du Vent et du Tonnerre, c’est assez risqué. Enfin bon, tu as déjà commencé ton manège, autant le faire jusqu’au bout.

Carrément à cours, le petit semble chercher une réponse plausible à te donner, une menace pour peut-être te faire peur. Tu le coupes en t’approchant d’un coup sec, de sorte à ce qu’il sente ton souffle chaud brûler ses moustaches.

« Mes yeux ? Tu veux les voir mes yeux, mon petit ? T’en a déjà vu des pareils, dis-moi ? Je crois pas, c’est parce qu’il n’y a que les chamans du Clan du Sang qui peuvent les avoir comme ça. Y’as une légende qui dit que si tu te fais bouffer par un chat aux yeux mauves, tu t’en va directement dans un lieu infernal, pire que la Forêt Sombre, et tu y restes jusqu’à la fin des temps. T’es partant ? »

Tu t’éloignes de quelques pas, sort les griffes et attends comme un prédateur.